Avril 2021, le hashtag #SaccageParis fait rage sur Twitter et critique l’esthétique urbaine parisienne ainsi que la gestion de la ville par la municipalité. Au même moment, l’exposition “Beauté d’une ville” était inaugurée au Pavillon de l’Arsenal, espace consacré à l’architecture et à l’urbanisme parisien. Entre controverses esthétiques et attrait pour le phénomène, la végétalisation des pieds d’arbres se trouve être l’un de ces objets de discorde esthétique. Mais à qui appartient la beauté d’une ville ?
Décryptage….🔎
Qu’est-ce que critique Madame Buzyn, alors candidate à l’élection municipale parisienne, quand elle déplore l’utilisation de “pots de fleurs géants” [1] dans Paris ? Elle prend comme argument que ces arbres en pots ne rafraîchissent pas la ville et n’aident pas Paris à faire face aux vagues de chaleur qui attendent les parisien.nes. Ils ne sont pas en pleine terre, c’est un constat technique. Mais c’est par le prisme de l’esthétique que la candidate à l’élection municipale aborde le problème. Ce lien entre esthétique et politique est aussi visible dans le phénomène #SaccageParis. Pour essayer de comprendre l’utilisation des termes employés dans une grande partie des post Twitter : “écolo-crado” “dégueulasse” “enlaidissement” “anarchie” “en friche”…. il est souhaitable de dépasser l’usage subjectif du terme esthétique. Derrière ces mots relevant du champ lexical de la beauté, se cachent cependant des phénomènes bien plus larges…
🌐 La beauté d’une ville appartient d’abord à un univers technico-politique
L’esthétique se voudrait être la discipline fondée sur la séparation de l’art et de la technique [2]. Elle n’aurait donc aucun aspect technique… Or, l’esthétique est profondément liée au contexte technique, politique et idéologique. Dans le cas des pieds d’arbres, c’est à l’histoire de la voirie et des trottoirs qu’il faut s’intéresser. L’hygiénisme est l’idéologie dominante dans le dernier tiers du XIXème siècle dans toute l’Europe. Elle s’accompagne de techniques d’aseptisation du sol urbain « milieu dans lequel se développe l’insalubrité, le méphitisme et son cortège de maladies » [3] selon les gestionnaires urbains de l’époque. Le sous-sol est rendu perméable par l’enchevêtrement des réseaux, infrastructures héritées de cette période.
La course aux matériaux résistants et imperméabilisants se poursuit tout au long du XXème siècle. C’est le béton (mélange d’un mortier et de gravier) qui apparaît comme « le matériau aseptiseur idéal » [4]. Le macadam (pierres concassées et agglomérées), progrès technique attribué à l’ingénieur écossais John Loudon McAdam (1756-1836), le remplace par la suite. L’essor de l’automobile forcera cependant les villes à utiliser des techniques routières toujours plus sophistiquées (tarmacadam, puis asphalte). L’idéologie hygiéniste diluée dans les discours techniques des ingénieurs se diffusera notamment sous les pressions des lobbies de l’automobile après la Seconde Guerre Mondiale. C’est à travers des réseaux professionnels que circulent ces modèles. On trouvera par exemple une Association Générale des Hygiénistes et Techniciens Municipaux (AGHTM), aujourd’hui devenue Association Scientifique et Technique pour l’Eau et l’Environnement (ASTEE), un nouveau nom qui donne des indications sur les changements culturels en cours.
🌱 Le développement de la pleine terre est révélateur d’un nouveau paradigme esthétique
L’idéologie hygiéniste s’est donc attachée à cacher le sol urbain. Il n’est donc pas un habitat favorable au développement du végétal. Cependant, plusieurs évolutions ont lieu à la fin des Trente Glorieuses en Europe puis en France avec des villes pionnières comme Orléans, Rennes et Paris [5] et l’intérêt nouveau de plus en plus d’écologues pour les milieux urbains [6]. Autrefois décor d’une nature artificialisée à forte valeur “esthétique” (XIXème siècle), les villes accueillent aujourd’hui une nature sauvage à forte valeur écologique (XXIème siècle). On parle aujourd’hui de “renaturer les sols”, de les rendre de nouveau “vivants” au bénéfice de l’écosystème urbain et plus particulièrement des arbres. Alors on « désimperméabilise » les sols, on “recycle l’asphalte et les enrobés ».
Tous ces préfixes marquent un changement de cap, d’esthétique, de rapport au végétal : on souhaite retourner à un état initial voire fantasmé. Face aux multiples crises (de la biodiversité et climatique) auxquelles font face nos écosystèmes, la ville est le terrain de jeu d’un végétal réenchanté. Ses capacités à s’adapter aux stress urbains sont sources d’innovation pour les concepteurs d’espaces publics, urbanistes, écologues, horticulteurs, ingénieurs… et autres gestionnaires de nature en ville. Le sol à découvert relève donc d’une nouvelle esthétique, bien que le gruyère de réseaux hérité et renouvelé empêche très régulièrement la plantation d’arbres en pleine terre. Les pieds d’arbres, comme nouvel interstice urbain, semblent toutefois prendre place dans cette nouvelle esthétique du sol.
💪 L’évolution des standards de beauté en ville est profondément liée à des choix d’ordre politique
Un principe nouveau de cette esthétique s’ouvre donc aujourd’hui : “Peut-on envisager de ne pas agir et de laisser faire ?” est la question posée par le Congrès Annuel Hortis réuni en Octobre 2021 sur le thème “Nature en ville, cultivons les interstices !”. Il fait suite à la 10ème enquête de l’Observatoire des Villes Vertes publiée en juillet 2021 qui faisait le constat d’un « regain de la végétation spontanée » dans les villes pour donner suite à la démocratisation de gestions plus écologiques des espaces publics. Celle-ci révèle que les municipalités interrogées ont fait le choix de la laisser par souci de protection de la biodiversité (57% des répondants) et pour faire revenir les espèces endémiques (34% des répondants). Cette nouvelle esthétique d’une végétation dite ordinaire, celle-là même qu’on dénomme “mauvaises herbes”, est aussi permise par une « inversion des valeurs » [7]. Elle est favorisée par le changement de pratiques (et de législations) dans la gestion des espaces végétalisés à l’instar de la Loi Labbé du 1er janvier 2017 qui interdit d’utiliser des pesticides dans les espaces publics. Mais comment gérer le spontanée sans utiliser de produits phytosanitaires ? Des mairies ont opté pour la participation des habitant.es à l’entretien des trottoirs. Cette pratique relève encore ici d’un changement de culture qui passe notamment par des outils réglementaires et politiques. Le maire de Concarneau dans le Finistère a par exemple poussé la pratique par le biais d’un arrêté municipal sur la propreté. Une nouvelle esthétique de l’adaptation est-elle donc possible en milieu urbain ? Une partie du chemin a bien été parcourue, mais certains freins à l’acceptation totale de la végétation spontanée en ville sont encore présents. D’une part « la présence de plantes adventices paraît inadaptée à la ville, dans la mesure où elles tendent à brouiller les frontières entre les différentes catégories d’espaces » [8], de l’autre elle peut provoquer un ”sentiment de négligence” [9], de la part des riverain.es. D’où les efforts de communication publique importants engagés dans certaines villes comme à la Métropole de Lyon.
🚻 L’esthétique urbaine n’est plus le seul ressort des gestionnaires urbains
Mais les pouvoirs municipaux ne sont plus les seuls à pouvoir juger et maîtriser l’esthétique du végétal en ville. Dans ce cadre, la nouvelle mandature de la Maire de Paris est placée sous le signe d’une refonte de l’imaginaire parisien. Celle-ci passe par la sortie du Manifeste pour une nouvelle esthétique parisienne, qui se veut être une réflexion co-construite sur le devenir du mobilier urbain de la capitale, à l’aune de bouleversements impactant notre relation à l’espace public. En effet, la crise sanitaire aura engendré de nouveaux “encombrements” esthétiques sur la voirie : plots jaunes sur les aménagements cyclables provisoires, terrasses éphémères. À cela s’ajoutent les nouvelles appropriations citoyennes du domaine public à l’image des permis de végétaliser en pied d’arbres. Les esthétiques multiples et pour une partie bricolée de ces pieds d’arbres participeraient à l’anarchie et l’incohérence des pieds d’arbres parisiens. Or, l’obtention d’un permis de végétaliser change radicalement le rapport à l’esthétique urbaine dans la mesure où elle fait du détenteur un acteur du paysage visible et sensible. Le partage de l’espace public est modifié par un « investissement esthétique » [10] de la part des citoyen.nes. Le trottoir devient le « prolongement du domicile » [11] et le lieu de nouvelles interactions sociales. La définition d’esthétique évolue totalement puisque l’on passe d’une démarche passive (je regarde la rue “qui a pour caractéristique la beauté”, qui est esthétique) à une démarche active (je transforme la rue de façon esthétique par mon “attachement aux lieux”). À travers l’investissement esthétique que permet l’opportunité de végétaliser les pieds d’arbres, les végétaliseur.ses « mettent en œuvre une esthétique du quotidien, expressive de leur manière de comprendre leur milieu et de s’y insérer » [12]. L’investissement esthétique des végétaliseur.ses est le fruit d’une expérience sensible de la ville qui pousse à vouloir améliorer l’habitabilité du milieu de vie.
💢 L’esthétique urbaine : des controverses par nature ?
Ces nouveaux usages imposent cependant un recul important : que pérennise-t-on ? Que supprime-t-on ? À coup de grandes consultations citoyennes via des plateformes numériques, les pouvoirs publics se dotent de nouveaux outils pour réguler et désencombrer l’espace public. Au-delà d’un nouveau rapport à l’action publique, c’est la notion même d’esthétique qui est discutée : qui peut et doit en juger ? Tout un chacun ? La Twittosphère ? À quelles injonctions le politique se doit de répondre ? Sur quelles bases fonder une esthétique d’intérêt général ? Un compromis difficile à l’âge du “tout image” et où les pieds d’arbres font l’objet de nombreuses critiques sur les réseaux sociaux. L’esthétique des pieds d’arbres n’est donc pas une question de subjectivité, elle questionne nos choix collectifs ainsi que nos processus de prise de décision… Une problématique que nous évoquerons au prochain épisode !
Vous êtes arrivé.es jusqu’ici ? Merci pour votre lecture ! On se retrouve très vite pour un nouvel épisode. D’ici-là, n’hésitez pas à me donner votre avis ou à m’envoyer des photos de vos pieds d’arbres sur le Linkedin de Complex.Cité !
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La ville est pour moi un gigantesque puzzle 🧩. Les pièces de ce puzzle sont dispersées dans les détails de notre quotidien urbain. Elles sont nombreuses, souvent éparses, inconnues parfois… Mais je préfère prendre tous les éléments qui façonnent cette complexité de front. Ou plutôt les faire s’asseoir sur un divan et les faire parler 🎙 ! Je tente ainsi de trouver pour chaque énigme UNE PIÈCE DU PUZZLE 🔎
Pour Liane de Rue, mon objectif sera ces prochains mois de parler… végétalisation bien évidemment ! Végétaliseurs, végétaliseuses (on se permettra ici quelques libertés grammaticales), j’espère vous en apprendre davantage sur ces pieds d’arbres dont vous prenez soin, ces jardinières qui se multiplient sur les trottoirs, ces nouveaux interstices de nature urbaine… Je vous parlerai donc de l’objet pied d’arbres, de son sens, de ses répercussions et de ce que son apparition nous dit de l’évolution de nos villes.
Végétalement vôtre,
Hanna Uma Laufer – Fondatrice de Complex.Cité
[1] Paris, le grand débat : « Les pots de fleurs géants, ça n’est pas ça végétaliser la ville pour faire face aux vagues de chaleur », dénonce Agnès Buzyn – 2020
[2] « Technique et esthétique » : quelle est la question ?”, Le Portique [Online], 3 | 1999, En ligne depuis le 11 mars 2005
[3] Caron, François et al. Paris et Ses Réseaux, Naissance d’un Mode de Vie Urbain. XIXe – XXe Siècles. Paris bibliothèques, 1990.
[4] Ibid.
[5] Aggeri, Gaëlle, Inventer les villes-natures de demain. Gestion différenciée, gestion durable des espaces verts., 2010
[6] Parmi lesquels :
Clergeau, Philippe, « Une biodiversité urbaine ? », Le Courrier du CNRS. Cities, ciudades, villes, n°82, 1996
Daniel, Hervé, « Interactions entre la biodiversité et l’urbanisation, étude de la dynamique de la végétation indigène en ville », Institut français de la biodiversité, concours jeunes chercheurs, 2004
Clergeau, Philippe, Une écologie du paysage urbain, Ed. Apogée. Rennes, 2007
Reygrobellet, B., « La nature dans la ville. Biodiversité et urbanisme », Étude du conseil économique et social, n°24, Paris, les Éditions des journaux officiels, 2007
Bellin, I., « La biodiversité, un problème de ville », La recherche. Quelle biodiversité dans les villes ?, n°422, 2008
Machon, Nathalie, Biodiversité en ville et jardins. Colloque de la Chaire Éco-conception, Paris, 8 Novembre, 2011
[7] Aggeri, Gaëlle, Inventer les villes-natures de demain. Gestion différenciée, gestion durable des espaces verts., 2010
[8] Menozzi, Marie-Jo, « Mauvaises herbes », qualité de l’eau et entretien des espaces. Natures Sciences Sociétés, 15, 144-153. 2007
[9] « 41 % des interrogés estiment qu’elle donne même un sentiment de négligence, même s’ils en apprécient les bénéfices » dans la 10ème enquête de l’Observatoire des Villes Vertes (2021)
[10] Blanc, Nathalie, Les nouvelles esthétiques urbaines, Paris, Armand Colin, coll. « Emergences », 2012
[11] Le trottoir, espace protégé, Isabelle Baraud-Serfaty sur Dixit.net, 2021
[12] Blanc, Nathalie, Les nouvelles esthétiques urbaines, Paris, Armand Colin, coll. « Emergences », 2012
Quelques articles sur l’esthétique urbaine :
- L’esthétique du propre, histoire d’un idéal politique, AOC, 2021
- De simples « controverses esthétiques » ? Ce que les débats sur l’espace public ont à nous dire…de nous, La Fabrique de la Cité, 2021
- Terrasses éphémères, dispositif urbain de décélération ?, Revue Sur-Mesure, 2021
- Sommes-nous prêts à revoir de la pleine terre sur nos trottoirs ?, Ville Hybride, 2021